Publié : 30 novembre 2017 à 12h59 par La rédaction
Excès de vitesse: pourquoi le PV à 90 euros coûte 540 euros aux travailleurs indépendants
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Rien, sur l'avis de contravention, n'indique au travailleur indépendant qu'il doit s'auto-désigner conducteur, en cas d'excès de vitesse. Résultat, le PV à 90 euros se double d'un autre à 450 euros, pour un total de 540 euros. Ubuesque.
C'est une histoire ubuesque, digne de la rubrique "Couac" du Canard enchaîné. Depuis le 1er janvier 2017, le Code de la Route (art. L.121-6) impose au chef d'entreprise de désigner celui de ses salariés qui se serait rendu coupable d'un excès de vitesse. Une manière d'en finir avec les petits arrangements qui permettaient aux gens trop pressés d'échapper au retrait de points de permis.
C'est une histoire ubuesque, digne de la rubrique "Couac" du Canard enchaîné. Depuis le 1er janvier 2017, le Code de la Route (art. L.121-6) impose au chef d'entreprise de désigner celui de ses salariés qui se serait rendu coupable d'un excès de vitesse. Une manière d'en finir avec les petits arrangements qui permettaient aux gens trop pressés d'échapper au retrait de points de permis.
Cette obligation de désignation — de dénonciation, diront les mauvaises langues — s'applique à tous les chefs d'entreprise, y compris à ceux qui n'emploient aucun salarié. C'est le cas de beaucoup d'entreprises artisanales et d'entreprises libérales, qui représentent près de quatre millions de travailleurs indépendants en France.
Ce sont autant d'automobilistes qui découvrent depuis le 1er janvier ce que la Ligue de Défense des Conducteurs et l'Automobile Club des Avocats appellent "la double peine". A savoir, le doublement du procès-verbal à 90 euros par un autre, d'un montant de 450 euros, dressé pour non-désignation du conducteur du véhicule pris en excès de vitesse.
Amende de 450 euros pour le patron sans salarié qui ne se dénonce pas lui-même
Le délégué interministériel à la Sécurité routière, Emmanuel Barbe reproche souvent aux chefs d'entreprise de faire preuve de mauvaise foi lorsqu'ils prétendent être dans l'incapacité de désigner le conducteur des véhicules de société. Un argument rejeté par Maître Josseaume, avocat spécialisé en Droit routier et Président de l'Automobile Club des Avocats.
Il cite un exemple révélateur : "Je ne nie pas que certains chefs d'entreprise font preuve de mauvaise volonté. Mais d'autres sont dans l'incapacité matérielle d'identifier le conducteur de leurs véhicules. Les gérants d'entreprise de location de courte durée m'expliquent par exemple que les opérations de lavage et d'entretien des véhicules sont sous-traitées à des entreprises. Lesquelles ne tiennent pas un registre minuté des employés qui se succèdent au volant."
L'obligation de désignation pèse sur la personne physique, pas morale
Sensibilisé à cette question, le député du Bas-Rhin Patrick Hetzel confirme le désarroi de ses administrés, particulièrement chez les artisans et les professions libérales. "L'incompréhension est totale, le sentiment d'injustice complet face à une Administration à Rennes qui ne répond à aucune de leurs questions. Ces automobilistes développent pourtant des arguments de bonne foi : ils ont payé leur amende sans tarder ; ils ne comprennent pas pourquoi un second PV pour non-désignation arrive par la suite. Au téléphone, l'ANTAI les invite à choisir le cas numéro 2 pour s'auto-désigner mais cela n'a rien d'une évidence sur l'avis de contravention."
Et le député de révéler le détail qui aurait dû leur mettre la puce à l'oreille : "Ces travailleurs indépendants comprennent trop tard qu'ils auraient dû remarquer que l'avis de contravention est adressé au représentant légal de leur société, et pas à eux, personne physique. Par définition, le nom est le même, d'où la confusion. C'est la preuve que l'Administration les assimile à une personne morale, alors qu'ils exercent en tant que profession libérale."
Puisque la contravention est adressée à l'entreprise, c'est en tant que gérant que le conducteur devrait y répondre. Comme la loi l'y oblige, il devrait désigner le conducteur auteur de l'infraction : en l'occurrence, lui-même. Le piège.
L'Administration est consciente des dérives de la loi sur la non désignation
L'Administration n'a cure de ces arguments d'ordre pratique. Voilà pourquoi la Ligue de Défense des Conducteurs s'attaque à l'iniquité de l'article L.121-6 du Code de la Route et propose aux députés d'exiger la modification des termes de l'avis de contravention. "Le formulaire ne prévoit pas de case correspondant à la situation du chef d'entreprise qui n'emploie pas de salarié : il n'y a pas de case pour s'auto-désigner. Pire, rien ne précise de façon nette et précise à ce conducteur qu'il ne lui suffit pas de payer l'amende : encore faut-il qu'il s'auto-désigne, s'il veut échapper à une autre amende de 450 euros." Une dépense qui pèse lourd sur les finances d'un petit artisan qui peine parfois à dégager mille euros de rémunération mensuelle.
Contactée au mois de septembre par la Ligue de Défense des Conducteurs, la Ministre du Travail Muriel Pénicaud n'a pas encore réagi. Pas davantage le reste du gouvernement, pourtant visé par une décision émise le 17 novembre 2017 par le Défenseur des Droits, alerté par le nombre de saisines. Les lettres adressées par le député Patrick Hetzel à l'Agence nationale de traitement automatisé des infractions (ANTAI) demeurent sans réponse : un simple citoyen a donc fort peu de chances de faire entendre ses doléances.
Pour Maître Rémy Josseaume, c'est l'Administration qui est responsable de la rédaction maladroite de l'article L.121-6 du Code de la Route. Il dresse ce bref historique : "Le Conseil d'État a précisé dans un arrêt rendu voilà dix ans que c'est le chef d'entreprise qui se voit retirer les points de permis de conduire, lorsqu'il paie l'amende attachée à un avis de contravention dressé au nom de l'entreprise. Cette décision par la plus haute instance juridictionnelle administrative aurait dû s'imposer à l'Administration. Mais, dans les faits, cette dernière n'a pas appliqué la règle et n'a pas retiré les points sur le permis des dirigeants d'entreprise. Si elle l'avait fait, jamais il n'aurait été nécessaire de modifier l'article L.121-6 du Code de la Route."
L'Administration confond entreprise et personne morale
A en croire Maître Josseaume, ce texte de loi pèche sur deux points graves. "Pour commencer, l'Administration confond l'entreprise avec la personne morale. Rappelons qu'il doit être fait une interprétation stricte d'une loi qui a une vocation répressive. Or, en l'état actuel de sa rédaction, le texte de loi ne s'applique qu'aux personnes morales, pas aux entreprises."
Et l'avocat de rappeler les termes du distinguo. "Une personne morale, c'est une société ou une association qui jouit d'une personnalité juridique distincte de celle de son dirigeant. Or, une profession libérale, pas davantage qu'un autoentrepreneur ou qu'une entreprise individuelle n'ont de personnalité juridique : ces gens-là travaillent en leur nom propre, sans personnalité juridique pour faire écran."
Par conséquent, Me. Josseaume reproche à l'Administration de commettre une erreur de Droit lorsqu'elle adresse les avis de contravention pour non-désignation du conducteur à des entreprises dénuées de personnalité juridique. C'est le cas des entreprises individuelles, des professions libérales et des autoentrepreneurs, statuts choisi par la plupart des artisans. "L'Administration adresse ses avis de contravention non pas au représentant légal, mais à la personne morale. Elle confond donc l'entité juridique "personne morale" avec la personnalité juridique du représentant légal", résume Me. Josseaume. Voilà qui devrait permettre d'annuler les contraventions pour non-désignation.
L'obligation de non-dénonciation s'impose au représentant légal
Officiellement, l'Administration justifie sa pratique par son incapacité à déterminer l'identité du représentant légal de chaque entreprise. Un argument que rejette Me. Josseaume : "Je pense que l'Administration fiscale connaît parfaitement cette information."
L'avocat ne soupçonne pas seulement l'Administration de faire preuve de mauvaise volonté, mais de céder à la cupidité : "Le Code pénal dispose que le montant de l'amende doit être quintuplé lorsque c'est une personne morale qui est condamnée. Le législateur a étendu ce principe au régime des amendes pour non-désignation du conducteur. Ce qui pourrait expliquer pourquoi l'Adminstration prend soin d'adresser ses avis de contravention non pas aux représentants légaux des entreprise, mais aux personnes morales. Histoire de pouvoir réclamer non pas 90 euros mais 450 euros, soit cinq fois plus."
Voilà un raisonnement qui ravira tous ceux qui reprochent au système de contrôle-sanction automatisé d'avoir été conçu comme une source de recettes fiscales, plus que comme un outil de lutte contre l'insécurité routière. Particulièrement troublant est le fait que le montant de l'amende pour non-désignation est plus élevé que celui de l'amende pour excès de vitesse. "A notre sens, les recettes des radars procurent à l'Etat une variable d'ajustement des finances publiques", estime Pierre-Olivier Cavey, Directeur des études et des campagnes de la Ligue de Défense des Conducteurs.
Le juge pourrait annuler les PV pour non-désignation
Fort de toutes ces incohérences juridiques, Maître Josseaume a bon espoir de voir les premiers avis de contravention pour non-désignation annulés par les tribunaux. Une première décision devrait être rendue en ce sens au début de l'année 2018. "Un juge français ne va pas dire qu'une personne morale se confond avec son représentant légal : cela reviendrait à nier la notion d'abus de bien social et à affirmer que le patrimoine de l'entreprise se confond avec le patrimoine du chef d'entreprise." Impensable.
La confiance de Me. Josseaume est renforcée par les termes assez nets de la décision prise par le Défenseur des Droits, qui recommande à l'Administration de corriger cette confusion entretenue entre personne morale et entreprise.
Après le PV pour non-désignation, le PV pour mauvaise désignation
Maître Josseaume envisage d'autres difficultés. "Rien ne précise pour l'heure si le texte de loi fait au chef d'entreprise une obligation de moyens ou simplement de résultat. Autrement dit, personne ne sait si l'Administration ne dressera pas un procès-verbal de non-délation ou de mauvaise désignation, pour le cas où le chef d'entreprise aurait désigné un salarié qui se révèle être innocent de l'excès de vitesse." Mais l'avocat se veut rassurant : "Ce serait tout à la fois injuste et techniquement difficile à gérer. Et puis ce serait une incitation à désigner n'importe qui."
Maître Josseaume met le doigt sur une autre perversion du système. "Il faut savoir que l'article L.121-6 punit la personne morale d'une amende de 450 à 3.750 euros pour non-désignation de l'auteur de l'infraction, uniquement si le dépassement est inférieur à 50 km/h. Un excès de vitesse de plus de 50 km/h est une infraction de cinquième classe, qui n'expose le chef d'entreprise à aucun PV de non-désignation. La procédure est différente : le chef d'entreprise est convoqué devant un officier de police judiciaire pour désigner le conducteur." S'il ne peut le désigner, il n'est pas inquiété.
Après le trafic de permis, le trafic de points
Maître Josseaume entrevoit une dérive inquiétante et l'émergence d'un phénomène de "trafic de points dans l'entreprise", où le salarié essaierait de négocier avec son employeur et ses collègues la désignation d'un autre conducteur que lui. Particulièrement lorsqu'il ne lui reste plus qu'un ou deux points.
"Cette dérive sera encouragée par les obstacles absurdes que l'Administration continue de mettre à la consultation du solde de points de permis", estime Me. Josseaume. "La Préfecture ne délivre plus de relevé de points au guichet. La dématérialisation des procédures implique de faire la demande par courrier avec recommandé et de patienter jusqu'à trois mois, avant d'obtenir ses codes personnels."
La Ligue de Défense des Conducteurs comme l'Automobile Club des Avocats voudraient donc exiger de l'Administration qu'elle facilite la consultation en ligne non seulement du solde de points, mais aussi de la photo attachée à la contravention. Chez nos voisins allemands, le cliché accompagne systématiquement l'avis. Un vaste chantier.
A noter que le cabinet d'avocats spécialistes du Droit des infractions routières recueille les plaintes sur une plateforme internet www.samsonweil-actioncollective.com afin de préparer le dépôt en janvier 2018 d'une action contre l'État. Objectif, obtenir le remboursement des amendes de 450 euros réglées à tort par les travailleurs indépendants.